D'abord ne pas nuire ; puis comprendre et agir Conférence du Pr B Toussaint directeur éditorial de Prescrire
Conférence-débat
« Victimes de médicaments : sortir du déni sociétal pourmieux soigner»
Intervention de Bruno Toussaint, directeur éditorial de Prescrire
D'abord ne pas nuire ; puis comprendre et agir
Audio : B Toussaint acc mdtx prescrire.mp3
Origine : https://www.prescrire.org/Docu/Archive/docus/PiluledOr2014_BRUNO_TOUSSAINT.pdf
●Avec les traitements d'aujourd'hui comme avec les remèdes du temps d'Hippocrate, il est beaucoup plus facile de nuire que de faire du bien. Beaucoup de dégâts causés par les médicaments sont évitables en choisissant mieux les traitements,
en veillant en permanence à d'abord ne pas nuire, et à ne pas faire courir de risque injustifié.
●Les victimes des médicaments aident à y voir clair. Chacun peut agir dans son domaine, autour de soi, modestement
peutêtre mais assurément sans fatalisme, pour intégrer les victimes des médicaments dans les réflexions, dans les
décisions, et ensuite dans les actions.
Comment pourraiton rester passif devant les témoignages si émouvants exprimés par les victimes des médicaments ? Mais
comment agir utilement, face à l’ampleur et à la complexité du problème ?
Écouter sans a priori
À examiner sans a priori les témoignages présentés par Millie Kieve et Sophie Le Pallec lors de la Pilule d’Or Prescrire en janvier
2014, on constate que souvent ces drames surviennent du fait de traitements médicaux injustifiés, ou mal choisis, ou poursuivis
trop longtemps (1,2). Ce constat rend ces histoires personnelles particulièrement consternantes. En même temps, au-delà de
l’émotion, cela fait apercevoir des pistes d’actions concrètes, à la portée de chacun.
Des désastres à connaître et à étudier
Ces pistes se confirment quand on examine des exemples classiques de désastres d’origine médicamenteuse. Les noms des
médicaments en question sont très connus : DES, Vioxx°, Mediator°, etc. La réalité des désastres sanitaires qu’ils ont causés est
couramment admise, même si leur ampleur exacte est plus ou moins discutée. Les pharmacologues savent expliquer par quels
mécanismes les dégâts sont survenus. Mais il reste beaucoup d’autres enseignements à en tirer pour améliorer rapidement la
pratique quotidienne et éviter d’autres drames.
Distilbène : DES : un médicament resté trop longtemps dans les habitudes des médecins. Le diéthylstilbestrol(DES ; Distilbène°), un médicament des années 1940, a fait, et fait encore des ravages dans la vie de dizaines de milliers de femmes et
de leur entourage. Du point de vue pharmacologique, c’est parce qu’on a longtemps ignoré que le DES
pris par les femmes enceintes provoque souvent chez les enfants à naître, et en particulier sur les filles, des troubles qui ne se
révèlent qu’à l’âge adulte, plusieurs décennies après la naissance. Mais les ravages viennent aussi de ce que pendant longtemps,
jusque dans les années 1970, des médecins ont persisté à prescrire du DES à des femmes enceintes pour réduire le risque de
fausse couche, sans tenir compte des données qui montraient clairement depuis les années 1950 que le DES est inefficace dans
cette situation (il tend même à augmenter le risque d’avortement précoce) (3,4).
Rofécoxib : une nouveauté trop vite adoptée par les médecins. Au début des années 2000, un nouvel anti-inflammatoire,
le rofécoxib (Vioxx°), a fait des dizaines de milliers de victimes d’accidents cardiaques ou cérébraux, accidents
souvent invalidants, parfois mortels. On peut constater scientifiquement que les effets cardiovasculaires du rofécoxibse sont
avérés plus fréquents que ceux de la plupart des autres anti-inflammatoires non stéroïdiens. Mais ce raz-de-marée d’effets nocifs a été d’autant plus brutal que beaucoup de médecins ont changé rapidement leur pratique pour prescrire
ce nouveau médicament à la place de plus anciens. Le rofécoxib n’était
ni plus ni moins efficace que ces concurrents plus anciens. Mais ces médecins ont fait confiance à la firme qui mettait en avant
une prétendue meilleure tolérance digestive. Ou bien ils ont fait confiance aux leaders d’opinion qui relayaient les allégations de
la firme. Ou bien ils ont fait confiance aux au-torités qui avaient très officiellement et très réglementairement ouvert l’accès à
ce médicament, à la demande de la firme. Ou bien ils ont cru que le prix élevé de ce nouveau médicament correspondait
vraiment à une amélioration du service rendu.
Pourtant, ni les publications médicales, ni le dossier d’évaluation soumis aux autorités ne contenaient de preuve vraiment
solide de progrès tangibles en termes de tolérance digestive. Par contre, à regarder de près, le doute quant aux effets
indésirables cardiaques y était déjà soulevé. Et par la suite, comme beaucoup d’experts, les autorités ont tardé à
prendre la mesure des dangers cardiovasculaires du rofécoxib, et à les mettre en balance
avec son absence d’avantage tangible sur les autres anti-inflammatoires (5,6).
Benfluorex ex-Mediator° ou autre: une DCI trop négligée, une “efficacité” trop présumée.Le benfluorex (ex-Mediator° ou autre) a détérioré
des valves cardiaques de dizaines de milliers de personnes. L’explication pharmacologique est simple : le benfluorex est transformé par le
corps humain en dérivés de la fenfluramine(ex-Ponderal°) ; et la fenfluramine, un amphétaminique, est connue pour exposer aux atteintes valvulaires.
Le benfluorexétait autorisé et promu pour prendre en charge les patients diabétiques ou considérés comme hyper lipidémiques, au vu de
quelques résultats sanguins, sans preuve solide de la moindre efficacité en termes de prévention des complications cliniques du diabète ou de
l’hyperlipidémie. Il était parfois utilisé pour faire perdre du poids, sans que l’autorisation de mise sur le marché couvre cet usage, pendant que
les données montrant ses liens étroits avec la fenfluramine sont restées longtemps dans l’ombre. Quoi qu’il en soit, le suffixe -orex dans sa
dénomination commune internationale (DCI) signale clairement sa parenté avec les anorexigènes. Quelle qu’ait été la conduite de la firme
qui faisait commerce de ce médicament, quelle qu’ait été l’inertie des autorités de santé françaises sur ce dossier, il suffisait de rapprocher
cette parenté avec l’absence de preuve d’efficacité sur les conséquences concrètes du diabète ou de l’hyperlipidémie pour choisir,
par simple prudence, de ne pas utiliser ce médicament (7,8,9).
Pilules de 3ème génération : quand on oublie ou sous-estime les médicaments de référence.Les pilules de 3ème génération, c’est-à-dire les
contraceptifs estroprogestatifs dits de 3ème génération, ont provoqué plus de phlébites et d’embolies pulmonaires que ce
qu’on pouvait présumer lors de leur mise sur le marché. La nouveauté de ces pilules tenait à des progestatifs qui, selon
l’hypothèse formulée à partir des tests en laboratoire, devaient provoquer encore moins de thromboses que les progestatifs
précédents. Il a fallu des années pour établir que la réalité est à l’inverse de l’hypothèse de départ : en fait, ces contraceptifs
dits de 3ème génération provoquent plus de thromboses que les pilules classiques. Dans le même temps, on constatait que ces
pilules de 3ème génération ne sont ni plus ni moins efficaces que celles de 2èmegénération.
Beaucoup de femmes n’en auraient pas souffert si, au moment de choisir une contraception estroprogestative, elles avaient
pris une pilule classique, dite de 2ème génération. Si elles avaient été mieux informées par les médecins, les pharmaciens,
les sagesfemmes, les journalistes, etc. Si ces professionnels s’étaient eux-mêmes mieux informés et n’avaient pas cédé
à l’influence des firmes tirant profit de ces pilules nouvelles mais sans progrès prouvé, si les agences du médicament
avaient mieux informé l’ensemble des professionnels et des femmes des dangers injustifiés de ces pilules, ne serait-ce que via leurs notices (10,11,12). Ici comme dans beaucoup d’autres cas, la question est de déterminer le meilleur choix
pour les personnes, avec ces personnes, en étant à la fois très exigeant sur les preuves de progrès concret apporté
par le médicament, et très sensible aux signaux d’effets nocifs. Tenir compte des réalités pharmacologiques
Il est certain que les médicaments provoquent parfois des maladies graves. Mais il est certain aussi que l’ampleur
des dégâts entraînés par les médicaments dépend largement de la qualité de la prise en compte de ce danger
par les humains. Autrement dit, l’application large de quelques principes simples aurait fortement limité le nombre
de victimes de ces médicaments. Appliquer ces principes au quotidien, pour tous les médicaments, réduirait fortement le
nombre des victimes des médicaments en général. En France, le nombre de morts causées par les médicaments peut être
estimé de l’ordre de 20 000 par an (13). De très nombreux médicaments sont impliqués.
Savoir gérer les incertitudes
Les médicaments ont des effets très nombreux sur le corps humain, très différents selon les personnes et les situations.
La marge est souvent étroite entre effets positifs et effets négatifs. On ne connaît ces effets qu’en partie, et seulement en termes de
probabilités, de moyennes, d’estimations, à l’échelle d’une population. Il y a encore plus d’incertitude autour de ce qui se
passera pour une personne précise. De sorte que pour les professionnels de santé, avec les traitements d’aujourd’hui comme avec
les remèdes du temps d’Hippocrate, il est beaucoup plus facile de nuire que de faire du bien. De sorte aussi que lorsqu’on
veille en permanence à d’abord ne pas nuire, à ne pas faire courir de risque injustifié, les médicaments font beaucoup moins de victimes.
Ne pas faire courir de risque injustifié : un principe simple, des conséquences majeures au quotidien
Beaucoup de drames sont évitables en choisissant mieux les traitements. Parfois en choisissant de ne pas traiter, tout simplement,
car le problème rencontré est en fait un trouble bénin, spontanément résolutif, ce qui rend le moindre risque sérieux inacceptable.
Souvent, en choisissant un autre traitement, ou en choisissant de traiter à la plus petite dose efficace, ou de traiter moins longtemps,
ou de traiter avec des médicaments mieux connus, ou de traiter avec des médicaments d’efficacité démontrée sur des critères
pratiques tangibles et non seulement en fonction de chiffres biologiques, sanguins ou autres. Beaucoup de dégâts sont évitables
aussi en évitant des erreurs de diagnostic, de préparation des médica-ments, d’administration des médicaments, de surveillance
des effets des médicaments, etc. Il faut pour cela, réviser et mettre à jour ses connaissances, en continu.
Des difficultés pour prendre pleinement en compte le seffets nocifs des médicaments
Les soignants ont souvent des difficultés à prendre pleinement en compte les effets nocifs des médicaments dans leur pratique.
Il y a beaucoup de causes à cela. La formation des soignants est souvent insuffisante en pharmacologie. Selon une idée reçue
trop fréquente, les effets indésirables seraient une fatalité inéluctable, ou seraient le prix obligé de l’efficacité du médicament.
Les effets nocifs marquent des limites du pouvoir de soignant, ce qui frustre certains soignants. La notion d’échec ou
d’insuffisance professionnelle est parfois difficile à dépasser. Certains soignants ont des difficultés à analyser les faits pour
discerner chaque facteur de survenue, et éviter d’autres dégâts. Etc. De même, les preuves de l’ampleur épidémiologique
des effets nocifs des médicaments remettent en question des décisions des agences du médicament, freinent les gains des firmes
pharmaceutiques, etc. (14).
Les victimes des médicaments aident à y voir clair
En réalité, les victimes des médicaments aident à y voir clair. Elles aident à prendre la mesure exacte des dégâts des médicaments ;
la mesure de l’influence excessive de firmes, qui poussent à la consommation de produits de santé au-delà de l’intérêt des patients ;
la mesure de la faiblesse des autorités sanitaires et des assureurs maladie, qui ne parviennent pas
encore à donner pleinement la priorité aux intérêts des patients ; la mesure de l’importance de faire bénéficier le doute aux patients
plutôt qu’aux firmes ; etc. Autrement dit, chacun a intérêt à écouter les victimes des médicaments.
Chacun a intérêt à les connaître, à les reconnaître, à les écouter. Leur histoire, leur parcours, leurs témoignages, et ceux de leur
entourage, sont une riche source de progrès pour mieux soigner, pour mieux choisir les traitements, pour mieux s’informer et se former,
pour mieux réguler le marché des médicaments, pour mieux gérer les ressources de l’assurance maladie, et aussi pour repenser
en profondeur la prise en charge des victimes des mé-dicaments, y compris en matière juri-dique, en matière d’imputabilité, de
responsabilité, etc. (15). Bien sûr, personne ne peut résoudre d’un coup l’ensemble du problème de la
gestion des effets nocifs des médicaments. Mais chacun peut agir dans son domaine, autour de soi, modestement peut-être mais
assurément sans fatalisme, pour intégrer les victimes des médicaments dans les réflexions, dans les décisions, et ensuite dans les actions.
©Prescrire
Déclaration d’intérêts* : Bruno Toussaint, comme tous les membres de la Rédaction de Prescrire, signe chaque année un engagement
personnel d’absence de conflit d’intérêts, notamment avec les firmes de produits de santé. Prescrireest financé à 100% par ses
abonnés : zéro publicité, zéro subvention.
* Décret du 25 mars 2007 ; Art. R. 4113-110 du Code de la santé publique.
Références 1- Kieve M “Écouter les voix des victimes” Intervention lors de la Pilule d’Or Prescrire, jan- vier 2014 : 6 pages. 2-
Le Pallec S “Gueules cassées du médicament” : d’épreuves en épreuves” Intervention lors de la Pilule d’Or Prescrire, janvier 2014 : 8 pages. 3-Prescrire Rédaction “Diéthylstilbestrol (DES): des dommages trente ans plus tard” Rev Prescrire 2007 ; 27(287) : 700-702. 4-
Prescrire Rédaction “Exposition au DES (Dis- tilbène°) in utero” Rev Prescrire 2013 ;33(358) : 566-568. 5-Prescrire Rédaction
“Comment éviter les pro- chaines affaires Vioxx°” Rev Prescrire2005;25 (259) : 222-225. 6-Prescrire Rédaction
“Réagir à la mainmise des firmes sur les données cliniques” Rev Prescrire 2009 ;29 (303) : 57. 7-Prescrire Rédaction
“Benfluorex antidiabé- tique?Mediator° comprimés” Rev Prescrire1997; 17(173) : 326-328. 8-Prescrire Rédaction
“Benfluorex pour quoi faire ? Mediator° comprimés” Rev Prescrire1997 ; 17(179) : 807-809. 9-Prescrire Rédaction
“Valvulopathies d’origine médicamenteuse” Rev Prescrire 2013 ; 33(359) : 668-672. 10-Prescrire Rédaction “Les contraceptifs oraux
dits de 3ème génération augmentent le risque thromboembolique” Rev Prescrire 1996; 16 (160): 215-217. 11-Prescrire Rédaction “Contraceptifs oraux dits de “3egénération” : réévaluation par la HAS”Rev Prescrire2009 ; 29(309) : 496. 12-Prescrire Rédaction “Contraceptifs estropro- gestatifs oraux : faire un tri parmi la pléthore de spécialités” Rev Prescrire 2009 ; 29(309) : 496-497. 13-Prescrire Rédaction “Effets indésirables mor- tels des soins hospitaliers” Rev Prescrire 2011 ; 31 (330) : 269. 14-Prescrire Rédaction
“Décalage risques- bénéfices” Rev Prescrire2013 ; 33(362) : 881. 15-Prescrire Rédaction “Imputer une affection à un médicament :
une démarche probabiliste” Rev Prescrire 2013 ; 33(359) : 671.